HISTOIRES D'AUDIO
Chapitre 2
Rencontres avec Brian Eno et tribulations d’un carnet ATA.
Musicien, producteur, créateur prolifique, journaliste, sculpteur, Brian Eno est l’archétype de la personnalité mondialement célèbre mais dont le nom n’évoque rien à la plupart d’entre nous bien qu’il soit associé à quelques acteurs majeurs de la culture populaire : Roxy Music, David Bowie, Talking Heads, U2 et la liste est longue. https://fr.wikipedia.org/wiki/Brian_Eno
En 1983, Brian Eno et Daniel Lanois produisirent le sixième album du trompettiste américain Jon Hassell, "Power Spot", qui sortira en 1986. Mon ami d’enfance, Jean-Philippe Rykiel, qui avait participé à l’enregistrement, faisait tout naturellement partie de la tournée de promotion en Europe. Jon cherchait un technicien pour gérer son matériel de scène et Jean-Philippe suggéra mon nom. En 1985, je débarquais à peine dans le métier et, la tête pleine de rêves, je me retrouvais engagé pour ma première tournée internationale.
Après une semaine de répétition chez Jean-Philippe, les deux premiers concerts de la tournée étaient programmés les 12 et 13 mai 1985 au Théâtre de La Bastille à Paris. Pour l’occasion, Brian Eno fit le déplacement depuis l’Angleterre pour assister aux concerts. Pendant que j’installais le matériel, il fit irruption dans le théâtre accompagné de Jean-Michel Reusser (l’agent de Jean-Philippe à l’époque). C’est ainsi que pour la première fois, je me retrouvais en présence d’une "Star" internationale.
Imaginez ! Je connaissais Brian Eno par sa musique et l’actualité musicale mais se retrouver en présence du bonhomme en chair et en os… J’étais comme un gamin qui croiserait le Père Noël pour de vrai, vachement impressionné ! Jean-Michel fit les présentations. Il expliqua à Brian qui j’étais et le rôle que j’avais et fit l’éloge de ma capacité à trouver des solutions à tous les problèmes techniques ou autres, que nous pouvions rencontrer. Brian, avec un grand sourire, le prenant au mot, me demanda si je pouvais, là, maintenant, tout de suite, lui trouver une pipe, mais pas une de St Claude, une qui sert à fumer les petites boulettes de substances qui rendent nigaud. Dix minutes plus tard, c’est avec fierté que je lui tendais la dite pipe, confectionnée avec du papier alu. En éclatant de rire, Brian me dit : "Good Job, you’re not fired!" (Bon travail, tu n’es pas viré!). Le soir, après le concert, Brian nous a tous invité à dîner dans un excellent restaurant. J’étais aux anges.
En juin 1987, je préparais un spectacle délirant avec Hector Zazou. Quelques jours avant la répétition générale, je reçu un appel de Jean-Michel. La société Audiocast, spécialisée dans l’organisation de concerts, cherchait quelqu’un d’expérimenté et de débrouillard pour une expédition pseudo-technique. Il fallait récupérer le matériel de Jon Hassel à Moers en Allemagne, où il était en concert, et l’emmener en Angleterre chez Brian Eno avec qui il devait travailler. Il fallait ensuite partir pour Turin avec des éléments créés par Brian et destinés à une exposition d’art contemporain. Un périple de plus de 3000 km, à parcourir en 4 jours et surtout, avec 6 frontières à traverser.
En 1987, l’Europe, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existait pas encore. La libre circulation des biens et des personnes n’était qu’une utopie. Tous les musiciens qui s’engageaient dans une tournée comportant plusieurs pays devaient passer par une formalité administrative excessivement contraignante : le carnet ATA. Pour faire simple, c’était un document cauchemardesque, en plusieurs exemplaires, justifiant de l’exportation et de l’importation temporaire du matériel (instruments de musique, sonos, etc.). Il comportait, entre autre, une liste exhaustive du matériel, les n° de série de chaque pièce, la valeur unitaire et globale, le nombre de colis, le poids, etc. La moindre erreur de description sur le carnet entraînait le blocage du matériel et une amende. A chaque passage de frontière, il fallait le présenter et le faire tamponner par les douanes des deux pays. Généralement, les douaniers se contentaient de tamponner le carnet sans vérifier la concordance avec le matériel mais si ils se décidaient à faire du zèle, ça pouvait prendre des heures. Aujourd’hui, ce document n’est plus nécessaire pour les tournées en Europe.
Au cours de mes premières années dans le métier, j’avais traversé un grand nombre de frontières et je connaissais bien le principe. C’est pour cette raison que Jean-Michel me sollicita. Le cachet était intéressant et motivé par l’appât du gain, j’acceptais la proposition. Il fallait cependant que je soit impérativement de retour à Paris le 8 juin pour la répétition générale du spectacle d’Hector Zazou, un peu juste mais faisable. C’était sans compter sur la fameuse "Loi de Murphy" dite de l’emmerdement maximum.
C’est ainsi que le 4 juin 1987, je quittais Paris au volant d’un fourgon, genre Transit, qui ne dépassait pas les 100 km/heure à vide. J’arrivais sans encombre à Moers en fin de journée, pour assister au concert de Jon Hassell associé au groupe burkinabé Farafina. Le lendemain, après avoir chargé son matériel et récupéré le fameux carnet ATA, je prenais la direction du port d’Ostende, en Belgique, pour attraper le ferry qui devait m’amener en Angleterre. A priori, rien de bien compliqué, 300 km d’autoroute et une seule frontière à traverser entre l’Allemagne et la Hollande (les Belges, les Hollandais et le Luxembourg avaient eu la bonne idée de s’associer pour former le Benelux, limitant ainsi les formalités douanières entre leurs pays). Sans problème particulier (hormis la vitesse de mon engin qui, maintenant chargé, plafonnait à 90 km/heure), j’arrivais à Ostende en avance sur l’horaire prévu et pu faire sereinement viser le carnet avant d’embarquer. Par contre, la traversée fut plus longue que prévue et j’arrivais en Angleterre juste avant la fermeture des douanes. Le préposé, certainement pressé de rejoindre ses amis au pub, tamponna le document avec un agacement marqué. Il allait falloir que je me méfie des douaniers anglais. Encore trois bonnes heures de route de nuit, sous la pluie, sans GPS, en roulant à gauche et j’arrivais enfin chez Brian, un charmant cottage, au nord ouest de Londres. Merveilleusement bien reçu avec un Gin-tonic et un bon repas, je passais la nuit sur place. Le lendemain, après avoir déchargé le matériel de Jon, je déposais délicatement dans mon fourgon les objets destinés à l’exposition de Brian en Italie. Cet ensemble était principalement composé de colonnes en plastique transparent, équipées d’une ribambelle de petites ampoules de couleurs différentes, reliées à des boîtiers électroniques. Des emplacements où devaient se loger des écrans (à tubes, pas d’écrans plats à l’époque) occupaient la partie supérieure des colonnes. Comme ça, posé en tas dans le fourgon, ça ne ressemblait à rien mais dans une belle salle, avec les lumières, les vidéos et la musique de Brian, ça devait avoir de la gueule...L’art contemporain et moi n’étant pas particulièrement intimes, j’abrégeais ma réflexion et pris la route de Folkestone.
Quelques heures plus tard, j’étais près à embarquer pour rentrer en France (il n’y avait pas encore de tunnel sous la manche). Mais avant, je devais, une fois de plus, satisfaire au rituel du carnet ATA. Avec à la main le précieux document que Brian m’avait remis, je me dirigeais d’un pas volontaire vers le bâtiment austère des douanes anglaises. Je fut stoppé dans mon élan par une porte close. Il était à peine 16h, les pubs étaient pourtant encore fermés ? Sur la porte, une petite affiche avec juste deux mots attira mon attention : "On Strike" (En Grève). Je savais bien qu’il fallait se méfier des douaniers anglais. Je n’avais qu’une solution : prendre le ferry et essayer d’amadouer un douanier français pour qu’il autorise le matériel à entrer en France sans être officiellement sorti d’Angleterre. Sans conviction sur l’issue de ma démarche, j’embarquais quand même.
Malgré la mer agitée et les embruns, je passais la traversée sur le pont extérieur. Il était impossible de rester à l’intérieur sans être malade. Mais ce n’était pas le mal de mer. Dans la journée, des touristes anglais faisaient la traversée pour aller acheter, dans les boutiques détaxées du port de Calais, des quantités hallucinantes de bouteilles d’alcool à des prix défiants toutes concurrences. Ne pouvant ramener toutes ces bouteilles sur leur territoire, ils en consommaient une grande partie pendant la traversée. Même pour un estomac anglais, le mélange "mer agitée + alcool" était difficilement supportable. Je vous laisse imaginer l’odeur pestilentielle des ponts intérieurs en fin de journée.
Le ferry accosta à Calais vers 20h. Le débarquement prenant un peu de temps, ce fut vers 20h30 que, humide et salé, je me présentais devant le douanier français. Il parcourut rapidement mon carnet ATA et la sentence tomba : "je suis désolé mais ça va pas être possible!". Malgré mes protestations, il ne pouvait pas me laisser passer avec mon chargement. Je devais retourner en Angleterre et attendre la fin de la grève. De plus, je devais me dépêcher, le ferry allait repartir pour sa dernière traversée en direction de la perfide Albion. C’est donc dépité, mouillé et fatigué que je m’insérais dans la file de voitures qui embarquaient. Dehors il commençait à faire vraiment froid et j’avais besoin d’un peu de repos. Aussi, malgré l’odeur insupportable, je fit la traversée à l’intérieur. Entre deux haut-le-cœur, je réfléchissais à ma situation. Je n’avais pas d’autre choix que de ramener le matériel chez Brian Eno et rentrer en France à vide. En débarquant, je m’apprêtais donc à reprendre la route de Londres. A ma grande surprise, un douanier britannique non gréviste (il devait être écossais), contrôlait les véhicules qui sortaient du ferry. C’était peut être mon salut. J’eus un peu de mal à lui expliquer pourquoi j’arrivais de France avec du matériel anglais à exporter vers la France et que s’il tamponnait rapidement mon carnet, je pourrais peut être reprendre le ferry qui faisait son ultime traversée de la journée. Deux coups de tampons plus tard, je quittais pour de bon l'Angleterre. Aux alentours de minuit, le douanier français qui m’avait précédemment refoulé, eu un petit sourire narquois en me voyant lui représenter le carnet, mais cette fois, en règle. En me le rendant dûment tamponné, il me gratifia d’un "vous, vous avez de la chance!". Tu parles! Mon fourgon ne dépassant toujours pas les 90 km/heure, j’arrivais à Paris vers 4h du matin. La nuit allait être courte, pour pouvoir réaliser le reste de mon périple dans les temps, je devais repartir à 7h.
Le 7 juin au matin, après seulement deux heures de sommeil, je reprenais donc la route au volant de mon escargot roulant, direction Turin. Aux alentours de 16h je m’engageais dans le tunnel du Mont Blanc, non sans avoir, au préalable, présenté mon carnet aux douaniers français. Il ne me restait plus qu’une dernière formalité de l’autre coté du tunnel. Extrêmement confiant (que pouvait il m’arriver de pire que la veille?), je me présentais au bureau des douanes italiennes. C’est le mouvement de la tête, de droite à gauche, du douanier italien qui me fit prendre conscience que tout n’allait pas si bien se passer. Fort heureusement, c’est en français qu’il m’expliqua que d’après le carnet ATA, je transportais des "œuvres d’art" et que, dans ce cas, la législation italienne imposait des formalités particulières. Il manquait un genre de certificat sans lequel je ne pouvais pas entrer en Italie avec ma cargaison. Passablement découragé par cette bureaucratie implacable qui s’acharnait personnellement sur moi, je me résignais à appeler Audiocast à Paris. Le douanier accepta que je puisse utiliser le téléphone de son bureau. J’expliquais alors la situation, indiquais le document qui manquait et donnais le numéro du bureau des douanes. Je ne sais plus combien de temps passa avant que le téléphone ne sonne enfin. Si mes souvenirs sont bons, Audiocast avait appelé Brian qui avait appelé le directeur du musée de Turin où devait se dérouler l’exposition et c’était le directeur du musée qui appelait le bureau des douanes. Le document qui manquait apparut comme par magie sur le fax du douanier récalcitrant qui tamponna enfin mon carnet et me laissa reprendre ma route. Turin n’était pas loin et le directeur du musée m’attendait.
Aussitôt les "œuvres d’art" déchargées je repartis prestement pour Paris. Aux abords de Macon, le bruit strident de la carrosserie du fourgon qui frottait contre le rail de sécurité me réveilla. Il était peut être temps de faire une pose. Une heure de break et un grand café plus tard j’étais de nouveau en route. Totalement zombifié, j’atteignais enfin Paris et mon lit vers 6 heure du matin.
Au début de l’après-midi, une sensation bizarre me réveillât. Je devais faire quelque chose, mais quoi? Bordel! Hector Zazou! La répétition! Et ce fut à nouveau la course. Une douche, un café, rendre le fourgon pourri à Audiocast et prendre un taxi pour la Grand Halle de La Villette où j’arrivais avec trois heures de retard. Contrairement à l’épisode du théâtre de La Bastille, ce jour là, j’ai bien failli me faire virer.
Je n’ai jamais recroisé Brian Eno et je n’ai donc pas eu la chance de travailler avec lui comme technicien du son. Mais, de ces brèves rencontres, je garde le souvenir d’un personnage sympathique, chaleureux et surtout très charismatique.
Grâce à cette aventure, j’ai appris plusieurs choses :
- Ne jamais présumer de ses forces, ça peut vite tourner à la catastrophe.
- Ne jamais prendre deux engagements qui risquent de se chevaucher dans le temps.
- L’appât du gain embrouille l’esprit et nous fait faire des choses idiotes, voir dangereuses.
- Toujours prévoir le pire pour éviter les surprises.
- Toujours se méfier des douaniers anglais.